Christian Boltanski en quelques dates.
Né en 1944 à Paris, Christian Boltanski est l’un des artistes majeurs de la scène contemporaine française. Artisan de la mémoire, plasticien du temps, il tisse l’ensemble de son œuvre de références biographiques, celle de sa vie, celle des autres, celle d’anonymes, qui s’accumulent et forment un ensemble composite de souvenirs bruts à forte charge émotionnelle.
Loin d’un quelconque souci de véracité, il ne se substitue pas à l’historien, mais retrace, sans limitation de médiums (installation, film, photo, etc.), les aléas de toutes ces vies, ces destinées rattrapées par la mort et recomposées par la mémoire. Traversée par une religiosité diffuse, son œuvre place le visiteur en situation de réappropriation immédiate : vitrines d’objets hétéroclites, murs de portraits d’anonymes, vêtements usagés, tout concourt à créer une ambiance emprunte de nostalgie pathétique. Comme il le dit lui-même : « Mon art parle de l’humanisme d’une religion qui s’est débarrassée d’un dieu puissant pour donner la place à chaque individu »(1)
Chacun est donc livré à l’art de Christian Boltanski comme on se regarde dans un miroir où le temps fait son travail, avec ses drames, ses tragédies, ses peurs. Restent alors d’innombrables mythologies individuelles. Sa pratique de plasticien s’est transformée avec les années en un art proche du théâtre, qui privilégie les lieux chargés d’histoire. Ses œuvres se conçoivent aujourd’hui à l’échelle de l’exposition qui, à chaque fois, forme un tout, une œuvre à part entière.
Autodidacte, Christian Boltanski pratique la peinture jusqu’à la fin des années 1960. Il crée, en 1968, l’œuvre qu’il considère comme fondatrice de sa toute sa démarche artistique à venir : le livre d’artiste Recherche et présentation de tout de qui reste de mon enfance, 1944-1950. A partir de ce moment, l’artiste joue avec les codes de l’autobiographie et reconstitue des objets ou des situations de son enfance qu’il présente dans des livres, des vitrines, des boîtes de biscuits, ou encore qu’il diffuse dans des envois postaux. Ainsi naissent des œuvres aux titres évocateurs : La Reconstitution d’un accident qui ne m’est pas encore arrivé et où j’ai trouvé la mort (1969), Essai de reconstitution d’objets ayant appartenus à Christian Boltanski entre 1948 et 1954 (1970), etc.
De 1970 à 1973, il crée les Vitrines de références en détournant les codes muséographiques : des objets hétéroclites, trouvés ou fabriqués par l’artiste, sont exposés dans des vitrines, comme les témoignages répertoriés d’une vie anodine dont il ne reste que des traces frôlant l’absurde. En 1972, L’album de la famille D., présenté à la Documenta de Kassel, lance sa carrière internationale. Dans cette installation photographique, réalisé à partir de l’album de famille de son ami Michel Durand, comme dans les photographies des 62 membres du Club Mickey en 1955 (1972), ou dans Images d’une année de faits divers (1973), l’artiste utilise des images trouvées qu’il agrandit, encadre et organise dans des compositions murales.
Les deux artistes dont il se réclame sont Joseph Beuys et Andy Warhol. Au même moment, les Inventaires, sont des installations réalisées sur le mode neutre de la présentation ethnologique, à partir de l’ensemble du mobilier et des objets personnels d’une personne anonyme.
Après la césure plus ironique et grotesque des Saynètes comiques, 1974, dans lequel il se met en scène de façon clownesque, mimant des scènes de son enfance, il reprend un mode distancié et impersonnel dans les Images modèles (à partir de 1975), des photographies qu’il réalise lui-même en suivant les standards de la « belle photographie ». Avec ses installations photographiques il est l’un des principaux fondateurs de la photographie plasticienne, et son travail sur le « goût moyen » anticipe les développements de l’art post-conceptuel. A partir de 1977, il réalise les Compositions (qu’il nomme compositions héroïques, grotesques, architecturales, japonaises, enchantées, etc.), des photographies aux proportions massives, inspirées du modèle pictural, qui reproduisent sur fond noir de petits objets trouvés ou fabriqués par l’artiste. L’agrandissement à une échelle monumentale de ces objets, rapporté à leur caractère dérisoire, met en exergue l’importance toujours démesurée que chacun d’entre nous attache aux choses éphémères et fragiles.
A partir de 1984, il rompt avec ses tableaux photographiques pour revenir vers des œuvres plus proches de l’esprit de ses premiers travaux. Les différentes séries des Ombres, des Monuments, des Reliquaires et des Réserves prennent une tonalité de plus en plus sombre. Les matériaux de ses premières œuvres : photographies trouvées, boîtes de biscuit (utilisées individuellement, en colonnes ou en murs), vont être réutilisés dans des installations au caractère dramatique, hantés par l’idée de la mort. La Shoah devient à partir de cette période un thème prépondérant dans son travail, qui s’affirme ouvertement à partir de l’œuvre qu’il présente à la Documenta 8 de Kassel en 1987. En 1988, le vêtement, dont il recouvre les murs ou le sol, apparaît comme un matériau clé qui viendra progressivement se substituer au portrait photographique : une autre manière de parler de l’individu, à la fois anonyme et singulière, dont le vêtement est comme l’empreinte fantomatique.
L’importance de l’énumération et de l’archivage, puis l’obsession de la liste (ex : Liste des Suisses morts dans le Canton du Valais en 1991, 1993) dont témoignent les œuvres qu’il réalise dans les années 1990, sont là pour rappeler que dans la masse, c’est toujours l’individu qui compte. Comme en 1998, lors de son exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, où il expose sous l’intitulé « Menschlich » (humain) une installation murale faite de centaines de photos d’anonymes « dont on ne savait rien, tous uniques et sans mémoire, sans identité, pas remplaçables et remplacés ». Ces années sont marquées aussi par un fort investissement dans le domaine du spectacle, qui prolonge et enrichit le travail plastique. Il réalise ainsi, en collaboration avec Jean Kalman et Frank Krawczyk, de nombreuses œuvres-spectacles, installations éphémères et animées qui mêlent à des éléments habituels de son vocabulaire l’intervention d’acteurs, de sons et d’effets lumineux, dans des lieux souvent insolites.
Parallèlement à ces spectacles, ses expositions deviennent de plus en plus narratives et scénographiées, formant ainsi une œuvre globale, articulée autour de thèmes particuliers : le temps, la mémoire, l’être humain, la mort. Son travail devient ainsi universel par le détour du particulier et il envisage même, pour l’an 2000, de nommer tous les habitants de la Terre : un projet utopique, qu’il doit abandonner mais dont l’esprit nourrira les œuvres à venir. Il va désormais privilégier des projets au contenu humaniste qui relèvent du registre de la fable, allant jusqu’à former de véritable légendes. Il développe ainsi le projet de constituer une archive de tous les cœurs du monde, pour lequel il collecte, au fil des expositions le son de dizaines de milliers de battements de cœurs de dizaines de milliers d’individus, qu’il enregistre, étiquette, archive, et qui forment, depuis 2005, les Archives du cœur qui seront installées de façon pérenne sur l’île de Teshima, proche de l’ile de Naoshima dans une mer intérieure du Japon, en 2010. Dans le même esprit de ces œuvres « paraboles et utopiques », Christian Boltanski a « vendu sa vie » (l’enregistrement vidéo en continu de ses faits et gestes dans son atelier) en viager à un collectionneur, pour réaliser une installation permanente en Tasmanie. C’est ce qu’il appelle « sa partie contre le diable ».
(1) Entretien avec Elisabeth Lebovici, 2003